• Joan Didion, L'Amérique, 1965-1990

    Une autre Amérique, c'est ce que nous propose de découvrir les éditions Grasset en publiant un recueil d'articles et d'essais de Joan Didion. L'écrivain d'une sensibilité rare, à qui l'on doit Maria avec et sans rien et L'année de la pensée magique, a pourtant beaucoup fait pour les lettres américaines, et plus particulièrement pour des auteurs comme Bret Easton Ellis ou Jay McInerney, qui la citent comme référence majeure.

     

    Joan Didion, L'Amérique, 1965-1990L'Amérique, telle que nous croyons la connaître et l'imaginons volontiers en Europe, celle des grands mythes, celle de la liberté, de l'infini des possibles, des grandes luttes et des révolutions sociales (le combat pour les droits civiques, l'ascension des Black Panthers, du flower power des 60's, de la pop culture et de la contre-culture, de la rigueur et de l'optimisme) ; l'Amérique éternelle des grands espaces, de John Wayne et de Tant qu'il y aura des hommes... Cette Amérique a-t-elle jamais existé ? Ne sommes-nous pas plutôt les victimes consentantes des visions et des illusions d'une histoire constamment réinventée au gré de nos fantasmes et de ceux des médias ? C'est en substance la question que l'on se pose en refermant le passionnant recueil d'articles de Joan Didion, sobrement intitulé L'Amérique, 1965-1990.
     
     

    Coast to Coast

    S'il est un cliché que Joan Didion ne dément pas au contraire, c'est bien l'éternelle opposition américaine entre Nord et Sud, entre côte Est et côte Ouest, symbolisée par New York et Los Angeles. Concernant la grosse pomme, cette californienne de naissance très tôt montée à New York, n'a de cesse de témoigner du mythe de la ville multi-culturelle, intellectuelle et agitée, la ville de l'édition et de l'intelligentsia, en opposition à celle, plus superficielle, mais également plus instinctive et sauvage (plus étrange aussi), de la Cité des Anges.
     
    Pourtant, quand cette journaliste dans l'âme passe l'actualité au crible de sa sensibilité et de ses obsessions, on sent derrière les analyses subtiles, une sorte d'inquiétude, ou plus justement, une "absence de quiétude". Joan Didion ne se sent jamais chez elle, ses paysages intérieurs répondent continuellement aux crises et aux bouleversements de son pays. Qu'il s'agisse d'un fait divers ou de souvenirs personnels, les écrits de l'Américaine sont hantés par une angoisse existentielle sous-jacente qui met à mal l'image d'un pays prospère et optimiste toujours capable de venir à bout de ses problèmes avec force et efficacité. L'Amérique de Didion est au bord du chaos, cela ne date pas d'hier, et l'écrivain, tel un instrument de musique ultra-sensible, capte les vibrations de ce qui se trame en coulisses, dans l'envers du décor.

    Extra-lucidité

     
    Une attitude qui s'explique aussi, sans aucun doute, par la trajectoire personnelle de l'auteur. Victime de son ultra-sensibilité, Joan Didion était aussi une grande dépressive, une femme en proie aux doutes. L'année de la remise par la presse américaine du titre de "femme de l'année" (en même temps, comble de l'ironie, que Nancy Reagan), Joan Didion tombe dans une profonde dépression. La crise morale qu'elle voit poindre dans le mouvement hippie, dans l'assassinat perpétré par la "Famille" de Charles Manson, ou dans un viol commis à Central Park en plein coeur de New York dans les 70's, est pour beaucoup le résultat d'une recherche plus intime. Celle d'une femme qui voulait comprendre son époque, mais aussi, de façon plus universelle, d'un être humain qui voulait comprendre la vie, sa vie.

    Beaucoup de voix dans l'édition française se sont, semble t-il, opposées à la réédition des écrits de Didion dans notre pays sous prétexte d'une "américanité" trop marquée, de sujets d'actualité trop ancrés dans le temps. C'est oublier combien la voix de cette fine observatrice de la société américaine transcende l'espace et le temps. Le style de Joan Didion, apparemment détaché, presque clinique, souvent ironique, et sa plume pleine de sensibilité, en font au contraire un auteur intemporel aux visions prémonitoires, dont les inquiétudes intimes entrent en totale résonance avec le lecteur, quel que soit sa nationalité ou l'époque dans laquelle il vit. Il était temps de les redécouvrir.